129.
… un long glapissement de renard, qui remplace le traditionnel cocorico matinal du coq. Le volatile ayant malencontreusement été dévoré dans la nuit, son fantôme inspire peut-être Yin Yang pour qu’il poursuive sa tâche à sa place.
Cassandre Katzenberg se redresse d’un coup, le dos moite, le front en sueur, prise de fièvre. Elle se précipite sur le carnet et le stylo pour noter son rêve en détail. Elle conclut le récit de son procès futur par cette question : « Peut-on alerter les bébés ? »
Elle rature et note : « Peut-on sauver les bébés ? »
Elle rature et note : « Peut-on sauver l’humanité ? »
Elle rature et note : « Peut-on sauver la planète ? »
Elle rédige rapidement quelques idées que lui inspire cette question. Elle les évalue, les soupèse. « La surpopulation ? », « La pollution ? », « Les guerres ? », « Le gaspillage ? », « Les religions ? »
Elle biffe et se souvient des images entrevues dans la camionnette de police. Partout des miséreux. Partout de l’air et de l’eau sales. Partout des gens gisant à même le sol, sans abri, sans ressources.
Dans le futur, le monde entier va se transformer en dépotoir, comme Rédemption.
Dans le futur, si on ne fait rien, tout le monde sera clochard.
C’est peut-être pour comprendre cela que je devais venir ici. Pour savoir et ressentir dans ma chair ce qui va arriver à nos descendants.
Soudain une musique résonne, couvrant les glapissements de Yin Yang. Cassandre la reconnaît, c’est celle qui accompagne les anniversaires. En sortant la tête, elle voit Esméralda qui brandit un grand gâteau recouvert d’une soixantaine de bougies.
Les Rédemptionais entonnent en chœur « Bon anniversaire, Vicomte ».
Elle s’approche, ravie. Le gâteau est posé devant Fetnat Wade qui semble tout ému. Puis ils lui offrent, chacun leur tour, un présent qu’il s’empresse de déballer.
Esméralda Piccolini lui a offert un bidet qui pourra, explique-t-elle, lui servir de grande cuvette pour confectionner des potions. Il la remercie avec effusion.
Orlando Van de Putte, lui, a aiguisé un énorme poignard qu’il lui offre pour l’aider à désosser et à tuer les animaux de plus en plus gros qu’il trouve dans le dépotoir. Notamment les sangliers, qui ont fait leur apparition depuis peu.
Kim Ye Bin lui dépose un mixer robot multifonction pour faire des jus de carottes et mixer ses soupes.
Cassandre va rapidement chaparder quelque chose dans les alentours. Elle revient en lui offrant ce qu’elle estime qui lui sera le plus utile : un miroir.
Fetnat Wade semble bouleversé.
— Mes amis, vous vous êtes souvenus que c’est aujourd’hui mon anniversaire. Pour tout dire, je l’avais moi-même oublié. Eh oui, cela fait si longtemps qu’on ne me l’a pas fêté que je ne me rappelais même plus le jour.
— Bon anniversaire, Vicomte, répond le Coréen. Tu sais, c’est quand j’ai passé ma première année ici que j’ai compris cela : ce qui caractérise le plus le clochard, c’est qu’il ne fête plus ses anniversaires et qu’il finit par oublier son âge.
— Ouais, acquiescent les autres. C’est vrai, on n’y pense jamais !
— C’est dommage. Il est important de créer des rendez-vous fixes dans l’année. Ça permet d’avoir des repères.
Étymologiquement : des « repères » des nouveaux points nous rappelant ce que nous ont dit nos pères ? Ou des points qui remplacent nos pères ?
— Tant que nous fêterons nos anniversaires, nous serons des êtres qui maîtrisons notre propre écoulement du temps.
— Le plus difficile a été de retrouver ta date de naissance. C’est Kim qui s’en est chargé, explique Orlando.
— Ouais, et ça n’a pas été facile. Vous, les Wolofs, vous êtes 5 millions et vous n’avez l’habitude de vous inscrire à l’état civil que depuis peu, quelques décennies tout au plus. Mais, par chance, j’ai fini par retrouver ton village grâce à ton fameux maître Dembelé. Du coup, je sais que tu es né à Koussanar et que ton anniversaire, c’est aujourd’hui.
— Depuis combien de temps le sais-tu, Marquis ?
— Ça doit faire deux mois. Je me l’étais inscrit sur mon ordinateur et il m’a réveillé dans la nuit pour me le rappeler. J’ai juste eu le temps d’avertir les autres.
— Personnellement, j’aime pas les anniversaires. Mais bon… Il y a trois trucs que j’n’aime pas en fait : les anniversaires, les mariages et les baptêmes, reconnaît Esméralda.
— Les mariages je comprends, dit Kim. Comme dit Claude Lelouch, « Ce n’est pas le jour de l’arrestation qu’il faut faire la fête, mais le jour de l’évasion. » À mon avis, il faudrait célébrer les divorces.
— Pas bête. Et puis, au moins, au moment du divorce chacun connaît parfaitement l’autre, dit Esméralda. Alors qu’au moment du mariage, chacun se fait passer pour ce qu’il n’est pas.
— Le mariage, c’est le triomphe de l’espoir sur l’expérience, admet Kim.
— Tu n’en as pas marre de sortir de la pensée en boîte de conserve, Marquis de mes fesses ! s’insurge Orlando. Eh bien moi, je préfère le mariage au divorce parce que :
1, Je l’ai déjà vécu.
2. Je préfère le moment où tout le monde fait des efforts pour se faire passer pour meilleur qu’il n’est, plutôt que le moment où chacun révèle sa décevante vérité.
Esméralda distribue les assiettes en plastique et Kim fait bouillir de l’eau pour préparer un super déjeuner. Puis la femme au chignon roux allume les bougies et le sorcier sénégalais souffle les 61 petites flammes qui ornent la pâtisserie artisanale.
— Je l’ai fait moi-même, précise Esméralda en distribuant les parts. Avec du saindoux, de la saccharose et du chocolat reconstitué. Si vous trouvez que ce n’est pas assez gras vous pouvez ajouter de la margarine de bœuf, j’en ai aussi.
Fetnat remercie chacune des personnes présentes, en finissant par Cassandre. Cette dernière trouve qu’il ressemble de plus en plus à Morgan Freeman.
— Mes amis, vous êtes ma seule famille. Je n’existe que pour et grâce à vous !
— Eh bien, avoir trois personnes qui t’aiment c’est pas donné à tous les êtres humains, reconnaît Orlando en crachant par terre. Euh, avec la gamine ça fait même quatre.
— Attendez, pour mon anniversaire on ne va pas se contenter d’un simple café. Il faut quelque chose de plus chic, si vous voyez ce que je veux dire.
Orlando va chercher des bières et ils trinquent en brandissant les canettes mousseuses.
On est sortis de la crise. C’est le principe de diversion — Ce n’est probablement pas du tout aujourd’hui son anniversaire, mais c’est Kim qui a inventé cela pour qu’ils arrêtent de se focaliser sur moi et sur ma présence. Ensuite, il n’a eu qu’à arranger cela avec les autres. Quant à ce cher Vicomte, il a dû oublier depuis longtemps son propre jour de naissance. Ils ont tous choisi de vivre dans un présent perpétuel d’où toute surprise est bannie, bonne ou mauvaise.
La jeune fille aux grands yeux gris clair va s’asseoir à côté de Kim.
— Bravo, chuchote-t-elle. Joli coup, Marquis.
Il devine qu’elle a compris.
— J’ai hésité entre inventer l’anniversaire de Fetnat et celui d’Orlando, mais avec Orlando il y avait un risque qu’il se souvienne de sa vraie date, reconnaît le jeune homme.
Cassandre se sert du thé puis regarde les habitants de Rédemption rassemblés autour du gâteau, l’air satisfait.
— J’ai fait un drôle de rêve cette nuit.
— Oh non, encore ! Bon, elle est où, la bombe ?
— Ce n’était pas une bombe, pour une fois, mais un futur beaucoup plus lointain.
— La semaine prochaine, le mois prochain ?
— Le prochain millénaire.
Intéressé, le jeune homme relève sa mèche bleue et la regarde.
— J’étais cryogénisée. Je pensais me réveiller dans un monde futur idéal mais en fait c’était un monde raté. L’humanité n’était constituée que de meutes de clochards loqueteux, toutes les villes étaient devenues des dépotoirs.
— Subtil. Ça me plaît.
— Les survivants m’ont jugée pour ne pas avoir agi quand je le pouvais.
Kim Ye Bin se sert une grosse part de gâteau et la dévore en sirotant une bière. Cassandre est tentée de goûter à son tour à la pâtisserie mais ne peut retenir une grimace quand elle sent l’arrière-goût de saindoux, ce gras de porc utilisé pour remplacer le beurre. Elle fait difficilement passer la bouchée. Elle a soudain la nostalgie des gâteaux de Charlotte, si fins, si beaux.
— C’était terrible, dit-elle avec un frisson.
Elle ne peut s’empêcher de regarder sa montre et est rassurée en voyant qu’elle n’indique que 13 %.
— C’est tout ce que nous avons vécu ces derniers jours, dit le jeune homme. L’attentat terroriste déjoué. Ton frère. Le type des Horoscopes. Ton école pour enfants autistes surdoués, sans parler des actualités d’hier soir. Je crois qu’on rêve tous d’une bouillie de toutes les informations qui rentrent dans nos têtes.
Cassandre secoue ses mèches noires.
— Non, je ne crois pas. C’était comme un avertissement. Comme si on m’offrait une possibilité de savoir avant que cela n’arrive.
Un peu plus loin, Fetnat s’empare d’un chien mort, le dépouille et l’embroche en prévision du déjeuner.
— Moi, cette nuit, j’ai lu le livre que tu m’as offert, dit le Coréen.
Cassandre fronce les sourcils en marque d’incompréhension.
— L’Arbre des Possibles, dont le nom de l’auteur était arraché. Je l’ai lu et cela m’a donné envie d’aller fouiller sur internet pour savoir qui c’était. Ce type a créé un site où il a accumulé, comme une banque de données, toutes les visions du futur des internautes. Puis, faute de soutien, le site est tombé à l’abandon.
— Normal. Le futur n’est pas à la mode dans ce pays.
— Ouais, et puis hier, tu as entendu, ils ont fermé le ministère de la Prospective en raison de restrictions budgétaires.
— Charles de Vézelay va devoir revenir à la rédaction de ses horoscopes pour les magazines hebdomadaires.
Le jeune Coréen a le regard qui brille.
— En tout cas cette fermeture, ces événements, cette lecture… ça m’a donné une idée. On peut peut-être faire quelque chose. Ici. Maintenant. Veux-tu m’aider, Cassandre ?
Il explique alors à la jeune fille son projet dément.